Il n’est pas de punition plus terrible que le travail unitile et sans espoir.
Selon Homère, Sisyphe était le plus sage et le plus prudent des mortels (brigant peut-être). Il livra le secret des Dieux. Il enchaîna également la mort. Pluton ne put supporter le spectacle de son empire désert et silencieux.
Sisyphe est le héros absurde: autant par ses passions que par ses tourments. Son mépris des Dieux, sa haine de la mort, et sa passion pour la vie lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime.
Et les Dieux comdamnèrent Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids. On voit tout l’effort d’un corps tendu pour soulever l’énorme pierre, la rouler et l’aider a gravir une pente cent fois recommencée: tout au bout de ce long effort mesuré par l’espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers le monde inférieur d’où il faudra le remonter vers le sommet.
Le visage qui peine si prêt des pierres est déjà pierre lui-même.
Cet homme redescend d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connait pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi souvent que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants où il quitte les sommets et s’enfonce peu a peu vers la tanière des Dieux, il est supérieur a son destin. Il est plus fort que son rocher. Si la descente se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Quand les images de la terre tiennent trop fort aux souvenirs, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au coeur de l’homme: c’est la victoire du rocher, c’est le rocher lui-même.
L’immense détresse est trop lourde à porter, mais les vérités écrasantes périssent d’être reconnues.
Si le mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. De même l’homme absurde, lorsqu’il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles.
Il n’y a qu’un monde: le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. A cet instant subtil, l’homme se retourne sur sa vie. Sisyphe, revenant vers son rocher, dans ce léger pivotement, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire, et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir, et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.
Sisyphe enseigne la fidelité supérieure qui nie les Dieux et soulève les rochers.
Cet univers désormais sans maître ne lui parait ni stérile, ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat mineral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme.
Il faut imaginer Sisyphe heureux.
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe (1942) - Extraits -
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